Les secrets de la SQ
Publié le 08 juin 2019 à 05h00 | Mis à jour à 05h00
Le siège de la Sûreté du Québec, rue Parthenais, à Montréal
TRISTAN PÉLOQUIN
La Presse
Un fonds secret échappant à toute reddition de comptes, qui a même servi à payer la fosse septique de la résidence d’un premier ministre. Un ex-directeur du renseignement rétrogradé qui menace d’éventer des secrets troublants dans une lettre adressée à Jean Charest. Et une séance de déchiquetage digne d’un roman d’espionnage dans les toilettes du chef de l’état-major. Le récent procès de trois officiers supérieurs de la Sûreté du Québec a levé le voile sur plusieurs secrets embarrassants de la police nationale.
La boîte à surprises des dépenses secrètes
Elles ont servi au fil des ans à verser de l’argent à des informateurs ou à louer des locaux pour espionner des criminels. Échappant à toute reddition de comptes, les Dépenses secrètes d’opération (DSO) de la Sûreté du Québec (SQ) ont aussi servi à des fins plus étonnantes… comme payer la vidange de la fosse septique de la résidence du premier ministre Bernard Landry.
Appelées DSO dans le jargon de la SQ, ces dépenses secrètes, qualifiées d’outil indispensable pour « ne pas compromettre l’efficacité de l’opération policière », sont actuellement au coeur d’un procès criminel visant trois anciens officiers supérieurs, accusés de s’en être servis pour bonifier leurs retraites.
Les ex-cadres Alfred Tremblay et Steven Chabot reconnaissent en avoir bénéficié, mais nient toute intention criminelle dans leur utilisation, tout comme l’ancien directeur général Richard Deschesnes, qui les a autorisées. La cour n’a pas encore tranché le débat. Le verdict est attendu à l’automne.
Leurs témoignages, ainsi que les documents rendus publics dans le cadre de ce procès, permettent de mieux comprendre la mécanique de ces débours ultra-discrétionnaires.
1500 fois par an
Bon an, mal an, environ 1500 de ces DSO étaient autorisées par la SQ. Elles pouvaient atteindre jusqu’à 100 000 $ chacune, mais échappaient à tout mécanisme de contrôle de l’État. Ni le Conseil du trésor, ni la Commission de l’administration publique, ni les parlementaires n’étaient informés de la nature de ces dépenses, pas plus qu’ils n’avaient accès aux pièces justificatives qui les soutenaient. Même le service de comptabilité de la SQ n’en avait pas connaissance. Depuis mai 2000, la SQ n’avait même plus à faire autoriser le niveau maximum de dépenses secrètes permises.
Aucun ministère ou organisme gouvernemental ne bénéficiait d’une telle latitude.
Depuis leur apparition en 1975, les DSO ont servi tant à rembourser des heures supplémentaires à des corps de police municipaux qui fournissaient des troupes dans le cadre de la lutte contre les motards qu’à acheter des boîtes de disquettes pour les besoins informatiques d’une enquête visant le crime organisé.
Mais au fil des ans, de nombreuses utilisations dérogatoires ont été faites, soit par « désir d’éviter des délais », « afin d’éviter de faire face à un refus » ou encore pour « cacher la dépense facilement », affirme la Couronne dans son argumentation écrite. Un rapport interne commandé par la SQ a conclu à un « manque de rigueur généralisé » et à un « laxisme en place depuis un certain nombre d’années » dans leur gestion.
C’est ainsi que les DSO ont notamment servi à acheter des épinglettes à l’effigie de la SQ offertes aux participants d’un congrès annuel sur les motards en 1995, ou encore à payer la cotisation à l’Ordre des psychologues de certains professionnels employés de la SQ parce que l’administration refusait de la leur rembourser.
La preuve démontre qu’elles ont aussi servi à payer des tournois de golf, des fleurs, des boissons alcoolisées, une caisse de bière, des cigarettes, un repas au restaurant Hélène-de-Champlain, ainsi qu’à l’achat d’un manuel technique de kayak et d’un climatiseur. Les DSO ont également servi à commander des sondages menés par une grande firme de marketing et à régler des frais de conseiller pour la transformation de bâtiments patrimoniaux, des frais de système d’alarme pour des dignitaires, d’un constat d’infraction pour alarme non fondée… même pour des abonnements aux quotidiens La Presse et Le Soleil.
La fosse septique
En 2001, une DSO de 4601 $ a notamment servi à payer une partie de l’installation d’une « fosse septique en béton de 750 gallons » à la résidence personnelle du premier ministre Bernard Landry, à Verchères. La dépense, approuvée par Robert Lafrenière alors qu’il dirigeait la Direction de la protection des personnalités de la SQ, a été justifiée lors du procès par le fait que les gardes du corps du premier ministre occupaient en permanence un « local de faction » à sa résidence et utilisaient la fosse septique. D’autres dépenses secrètes ont servi à payer des « mouchoirs suprêmes », des essuie-tout et du savon nécessaires à l’entretien du local des factionnaires à la même résidence.
Un des coaccusés du procès, Alfred Tremblay, a remis en question la moralité d’une autre dépense secrète qui aurait servi à faire vidanger la fosse septique, dans une lettre qu’il a adressée au ministre de la Sécurité publique, Jacques Dupuis, en 2009 :
« Certaines personnes trouveront normal qu’on utilise les dépenses secrètes d’une organisation pour défrayer la vidange de la fosse septique d’une personnalité politique alors que pour d’autres le geste est immoral. Tout étant question de perception », a-t-il écrit.
Cette dépense aurait dû être « passée autrement », a-t-il plus tard précisé lors de son témoignage.
Cette missive se trouve au coeur de la preuve présentée en cour. Elle fait partie d’un lot de lettres contenant de nombreuses informations que M. Tremblay a adressées à l’époque au premier ministre Jean Charest, à son ministre de la Sécurité publique ainsi qu’à Richard Deschesnes, directeur général de la SQ à partir de mai 2008. Alfred Tremblay a mis fin à cette correspondance après avoir négocié avec la direction une « entente clandestine » de fin d’emploi, lui accordant un versement de 79 877 $ provenant du fonds de dépenses secrètes, selon la Couronne.
Ni la Sûreté du Québec ni le bureau de la ministre de la Sécurité publique n’ont voulu commenter les informations de ce reportage, invoquant le procès toujours en cours. Tout au plus nous a-t-on informés que le ministère de la Sécurité publique avait depuis nommé un vérificateur pour assurer une meilleure reddition de comptes. Pendant le procès, l’ex-directeur général Martin Prud’homme a affirmé avoir révisé les façons de faire au cours de son mandat.
Disparition de deux ententes « clandestines »
Versées sous forme d’avance en argent aux policiers, ces dépenses extraordinaires devaient à l’époque être résumées dans un formulaire que les enquêteurs connaissent sous le nom de « 042-042 ». La seule copie carbone complète de ce formulaire que la SQ conserve était gardée sous clé dans un « classeur sécurisé et verrouillé » de la salle des pièces à conviction, au quartier général de la SQ, rue Parthenais. Une seule personne, appelée « contrôleur », y avait à l’époque accès.
De 2000 à 2012, de toutes les DSO autorisées par la SQ, deux seulement n’ont jamais été retrouvées dans les archives du contrôleur. Il s’agit des paiements versés aux accusés Steven Chabot (167 931 $) et Alfred Tremblay (79 877 $), dans le cadre de ce que la Couronne décrit comme des « ententes clandestines » négociées dans un « cercle de complaisance par lequel des avantages indus ont été octroyés à certains anciens dirigeants de la SQ ».
La chute d’un ex-patron du renseignement
Alfred Tremblay a eu une carrière florissante à la Sûreté du Québec (SQ). Nommé directeur des enquêtes et du renseignement de sécurité en 1996, il a eu accès aux secrets les plus délicats de l’État. À ce titre, c’est lui qui enquêtait sur la probité des personnes pressenties pour la magistrature ou les postes de hauts fonctionnaires.
Alfred Tremblay a également joué un rôle clé au cours du Sommet des Amériques de 2001, préparant pendant 13 mois le volet sécuritaire de l’événement, aux côtés du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Ce sommet réunissait à Québec les chefs d’État d’une trentaine de pays, dont le président américain George W. Bush.
Mais au début de 2009, alors qu’il occupe le rôle d’inspecteur-chef (troisième grade en importance à la SQ) au Bureau régional d’enquête de la Montérégie, Alfred Tremblay subit une rétrogradation. Il l’apprend à son retour d’un congé de maladie.
Les reproches qui lui sont faits – tensions internes au sein de son équipe, difficultés de gestion – sont plutôt vagues.
Alfred Tremblay reconnaîtra plus tard, dans une lettre au ministre de la Sécurité publique Jacques Dupuis, que des « défis de gestion importants » à propos de son équipe s’étaient présentés : « Nous avons été à même de constater que certains de nos membres se sont retrouvés dans des isoloirs de certains clubs de danseuses sur leurs heures de travail » et que d’autres achetaient « des boissons alcooliques au dépanneur du coin pour consommation au travail » et participaient « à des parties de cartes organisées » pendant leurs quarts. Deux délégués syndicaux ont été sanctionnés pour ces écarts.
Alfred Tremblay est alors muté à un poste très inférieur de conseiller du commandant de district au poste autoroutier de Candiac. Son mandat est flou. Se disant victime d’un « énorme préjudice » qui le fait passer pour un « vulgaire voyou qui aurait commis des gestes graves », il se plaint à son association professionnelle. Il déplore qu’on l’ait installé dans un bureau vide, où il n’a pas accès à une imprimante ou à une ligne téléphonique privée. Il se plaint qu’on lui ait fourni un véhicule de fonction ayant 70 000 km au compteur et « dont l’intérieur laisse à désirer au niveau de la propreté ».
« À ce rythme, je ne tiendrai pas longtemps. Je songe à aller voir un médecin pour me mettre sur la CSST compte tenu de ce harassement constant. Ou de m’adresser au directeur ou même au ministre afin que cessent ces pratiques déloyales qui ne cessent de me détruire auprès des gens que j’ai côtoyés », écrit-il.
Dans les mois qui suivent, il conteste sa mutation et porte plainte pour harcèlement psychologique. Le directeur général du corps de police, Richard Deschesnes, craignant que la situation ne « dégénère et [ne] prenne de l’ampleur », y répond en lui assurant qu’il s’occupe de sa plainte.
« M. Deschesnes voulait éviter que le dossier se judiciarise, que de nombreux hauts gradés de la SQ soient amenés à témoigner à la Cour. Il était d’avis que la SQ ne s’en sortirait pas “avec des félicitations” », écrivent les avocats du directeur général dans leur plaidoirie.
Alfred Tremblay amorce néanmoins une correspondance qui contient des informations « pouvant être embarrassantes, voire compromettantes, pour la direction générale de la SQ et le gouvernement en place », lit-on dans la plaidoirie de la Couronne.
Infiltrer « toutes les couches de la société »
Le 21 septembre 2009, insatisfait de la réponse de l’état-major à sa plainte, il écrit une première lettre au ministre de la Sécurité publique, dans laquelle il réclame une enquête externe sur son cas. Alfred Tremblay y affirme avoir, tout au long de sa carrière, accepté « d’accomplir certaines missions qui allaient à l’encontre de [ses] valeurs personnelles ».
« Pour le compte de la Sûreté du Québec, j’ai accepté d’infiltrer toutes les couches de notre société démocratique telles que syndicats, groupes de pression, secte religieuse, certains regroupements politiques, les communautés autochtones du Québec, etc. », écrit-il.
Plus tard, lors du procès, il expliquera : « On fait de l’infiltration, on en a toujours fait, et j’imagine, je peux pas dire aujourd’hui, mais peut-être qu’on en fait encore, mais il reste que quand même, c’est le pain puis le beurre de ces gens-là [le service du renseignement de sécurité]. »
Toujours dans sa lettre au ministre Dupuis, il ajoute : « Au cours de ma carrière, j’ai à de maintes reprises informé l’état-major de la Sûreté du Québec de la commission d’actes criminels. C’est particulièrement vrai en milieu autochtone où à titre d’exemple nos agents d’infiltration avaient fait l’achat d’armes automatiques directement de certains fournisseurs à l’intérieur des réserves, sans pour autant qu’une intervention policière soit effectuée dans le but de neutraliser ces crimes. »
Ces faits, a-t-il expliqué lors du procès, remontent à 1996 et 1997. « L’inaction et les décisions de ne pas donner suite allaient à l’encontre de mes valeurs personnelles », écrit Alfred Tremblay.
Lettres à Jean Charest
En octobre et en novembre, Alfred Tremblay écrit deux lettres au premier ministre Jean Charest pour lui faire part de sa situation. Dans l’une d’elles, il affirme avoir été « à maintes reprises témoin d’aveuglement volontaire » de la part de l’état-major de la SQ face à des dossiers délicats touchant des politiciens.
« J’ai assisté à de multiples requêtes d’informations de la part de certains officiers supérieurs sur des dossiers sensibles impliquant des personnalités politiques bien en vue reliées à des réseaux de prostitution ou sur les relations entre les groupes de motards criminalisés et certains membres de l’Assemblée nationale ainsi que certains dossiers très épineux reliés à la sécurité d’État. » – Extrait d’une lettre d’Alfred Tremblay adressée au premier ministre Jean Charest
Lors du procès, Alfred Tremblay a expliqué que les enquêtes de ce genre étaient fréquentes, mais ne fournira pas plus de détails. « Pendant des années, mon pain puis mon beurre étaient d’informer le gouvernement » de ce genre de renseignements, a-t-il témoigné. « Tous les jours, j’avais des demandes. On répondait, il y avait des réseaux cryptés, il y a des communications particulières. Alors, c’était ça. C’était ça, ma mission à la Sûreté du Québec. »
Le procès a aussi démontré qu’Alfred Tremblay conservait chez lui un registre d’informations confidentielles récoltées dans le cadre de ses fonctions, dont la Couronne affirme qu’il « cherchait à obtenir avantage ».
Pas d’enquête
Dès le début de la correspondance d’Alfred Tremblay avec le premier ministre et son ministre de la Sécurité publique, la direction des affaires internes de la SQ a été impliquée dans le dossier.
Le directeur de l’époque, Jocelyn Latulippe, a obtenu un avis juridique d’un cabinet externe qui concluait à une faute disciplinaire grave. « M. Tremblay a trahi son serment de discrétion en divulguant de l’information confidentielle acquise dans l’exercice de ses fonctions, sans y être dûment autorisé », tranche l’avocate Ariane Pasquier, qui a rédigé l’avis.
« Compte tenu du contenu et du ton employé par M. Tremblay » dans ces lettres, « nous recommandons [sa] citation en discipline ». Me Pasquier ajoute que M. Tremblay a tenté de « nuire à la crédibilité de la Sûreté » et de « mettre en doute l’intégrité de l’organisation ».
Lors du procès, le directeur général Richard Deschesnes a cependant indiqué que l’enquête entourant les allégations d’Alfred Tremblay n’était pas allée plus loin. « Monsieur Latulippe [a] fait des vérifications [et m’a informé] qu’il n’y a rien de criminel. »
Quant aux allégations faites par M. Tremblay d’aveuglement volontaire, d’infiltration et de gestes moralement discutables, impossible de savoir si elles ont fait l’objet d’un examen plus poussé. Jointe par La Presse, la direction des communications de la Sûreté du Québec n’a pas voulu faire de commentaire, pas plus que le cabinet de la ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, invoquant le procès toujours en cours.
« Aucune crédibilité »
« Nous avons eu l’impression qu’il s’agissait plus d’un chantage de sa part », a résumé le grand patron des affaires internes, Jocelyn Latulippe, dans une déclaration sous serment versée au dossier.
Dans son argumentation écrite, la Couronne estime pour sa part qu’Alfred Tremblay n’a « aucune crédibilité, tant sur les éléments périphériques que sur les éléments qui sont au coeur de l’affaire ». « Il a menti de façon éhontée et répétée au tribunal », affirment les procureurs Antoine Piché et Pascal Grimard.
Les avocats d’Alfred Tremblay invitent toutefois le tribunal à la prudence dans l’évaluation de sa crédibilité. Les lettres qu’il a écrites « sont privées » et « ne comportent ni menace, ni demande d’argent, ni quoi que ce soit autre que la frustration d’un policier tombé de haut », soulignent-ils.
Un « étrange dénouement »
La dernière lettre d’Alfred Tremblay adressée à Jean Charest, qui a d’abord été envoyée à l’état-major, ne sera jamais transmise au premier ministre. Le 25 novembre 2009, le directeur des affaires internes informe Alfred Tremblay que son envoi constituerait une violation de son serment d’allégeance et de discrétion.
Deux semaines plus tard, le dossier d’Alfred Tremblay connaît néanmoins un « étrange et étonnant dénouement », affirme la Couronne dans son argumentation. Le directeur général adjoint de la SQ, Steven Chabot, convoque Alfred Tremblay dans un restaurant. « Il veut discuter avec moi de la lettre que j’ai fait parvenir à Jean Charest, il y aurait une ligne dans cette lettre qui fait problème », écrit Alfred Tremblay dans son agenda électronique, qui a été déposé en preuve.
Dans les jours qui suivent cette rencontre, les deux policiers négocient et concluent une entente de fin d’emploi pour Alfred Tremblay. Celle-ci prévoit le versement de 79 877 $ en contrepartie de son départ à la retraite. L’argent proviendra du fonds des dépenses secrètes d’opération (DSO). Selon la Couronne, M. Tremblay ne l’a pas déclaré au fisc.
Poussé à la retraite par une réorganisation de l’état-major, Steven Chabot négocie parallèlement pour lui-même une semblable entente de départ à la retraite, par laquelle il reçoit 167 931 $ du fonds secret. Dans sa plaidoirie, M. Chabot affirme que cette entente, conclue « à titre d’indemnités pour des dommages reconnus par la SQ », était légale et négociée de bonne foi.
N’eût été la vigilance du comptable de la SQ Denis Rivest et d’autres policiers et employés civils, les traces de ces ententes n’auraient peut-être jamais été trouvées. Soupçonnant qu’elles constituaient des indemnités de départ plutôt que des dépenses secrètes, ce dernier a conservé des copies des formulaires à son domicile.
« La seule fois de sa carrière à la SQ qu’il a douté de DSO au point d’en ramener des copies à sa résidence », affirme la Couronne dans son argumentation.
Les déchiqueteuses de l’état-major
Il se fait tard, le 10 octobre 2012. Le 11e étage du quartier général de la Sûreté du Québec est pratiquement désert. Seules trois personnes s’y trouvent : l’ex-directeur général Richard Deschesnes, limogé la veille par le gouvernement, son adjointe administrative et son garde du corps.
L’ambiance est triste. Remplacé sans préavis par Mario Laprise, Richard Deschesnes a ramassé plus tôt ses affaires personnelles : des photos, des notes, des médailles qu’il avait reçues, des plantes, que lui et son adjointe mettent dans des boîtes brunes avec le logo du Québec et un fleurdelisé. Le garde du corps, Stéphane Desrochers, l’aide à descendre le tout à sa voiture garée au sous-sol, avec des housses de vêtements et un porte-documents en cuir noir.
Du milieu de l’étage de l’état-major, d’une petite salle d’impression située juste en face du cabinet du DG, provient le bourdonnement d’une déchiqueteuse.
L’adjointe administrative, Danielle Bouchard, s’affaire à détruire une pile de documents que Richard Deschesnes a triés de ses archives et lui a donnés dans un bac de recyclage.
Le patron se trouve dans la « voûte », la salle d’archives du directeur général, située juste à côté de son bureau. Verrouillée électroniquement et surveillée par un système d’alarme, elle contient de nombreux documents ultraconfidentiels. Seuls le DG et elle ont le code pour y accéder.
Dans une petite salle de bains adjacente à la « voûte » se trouve une autre déchiqueteuse, plus petite, qui a été installée juste à côté de l’évier. Mais Mme Bouchard n’est pas témoin de ce qui s’y passe.
« De toute façon, j’aurais pas été dans le… dans la salle de bains du DG », témoignera-t-elle pendant le procès.
Le garde du corps est aussi mis à contribution. Richard Deschesnes lui remet un « paquet de documents » faisant six ou sept centimètres d’épaisseur. « Il m’a demandé ça comme ça, de prendre les documents puis de [les] déchiqueter », témoignera le garde du corps devant la cour. Il quittera le bureau « plus près de minuit » que de « sept heures le soir », se rappelle-t-il.
Volatilisés
Ni le garde du corps ni l’adjointe n’ont de souvenir détaillé des documents qu’ils ont détruits pendant la soirée. Mais l’adjointe, Danielle Bouchard, se souvient d’avoir déchiqueté un « gros cartable » contenant un dossier très précis dont il y avait plusieurs doublons : celui de Richard St-Denis.
Ex-directeur adjoint aux enquêtes criminelles parti à la retraite en 2006 après avoir porté plainte pour congédiement déguisé et harcèlement psychologique, Richard St-Denis fait partie de ce que la haute direction appelle les « dossiers rouges », soit des officiers supérieurs avec qui l’on a voulu rompre le lien d’emploi « puisqu’ils ne concordaient plus avec le modèle de gestion de la direction ». Selon la Couronne, la direction a négocié avec eux, « dans le plus grand secret et à l’insu de tout autre intervenant », des ententes prévoyant des sommes provenant des dépenses générales de la SQ (plutôt que des dépenses secrètes).
Les parties admettent que les documents traitant de six « dossiers rouges » semblables devaient en principe se trouver dans la « voûte » du directeur général. Ils n’y ont jamais été trouvés.
Les ententes de dépenses secrètes confirmant le versement de 79 877 $ et 167 931 $ aux accusés Alfred Tremblay et Steven Chabot devaient aussi y être conservées. Elles « n’y ont jamais été retrouvées non plus », affirme la Couronne dans son argumentaire.
Le registre du système d’alarme révèle pourtant que « Richard Deschesnes y a accédé chaque fois que les documents relatifs aux ententes de Chabot et Tremblay ont été à classer », affirme la Couronne. Le jour où les formulaires de dépenses spéciales ont été remplis, le 17 mars 2010, est d’ailleurs « la journée où Richard Deschesnes a accédé le plus souvent aux archives du DG de tout son mandat », ajoute la plaidoirie.
« Seul Richard Deschesnes sait ce qu’il est advenu de ces documents », soutient la Couronne.
Richard Deschesnes affirme dans sa propre plaidoirie qu’il n’a déchiqueté ce jour-là que des documents protégés adressés précisément à lui, « tels des rapports de la Direction des renseignements de sécurité, évaluations de menaces, rapports sur la protection de l’État, rapports de renseignements confidentiels », ainsi que des documents relatifs au Sommet des Amériques.
« Ces papiers ne pouvaient être jetés à la poubelle », se défend-il.
Ce soir-là, Richard Deschesnes remet son arme de service à Martin Lévesque, le directeur des ressources financières, qui fait partie de ceux qui dénonceront, quelques jours plus tard, les irrégularités entourant les ententes secrètes au nouveau directeur général, Mario Laprise.
« La disparition des documents n’est pas l’oeuvre du Saint-Esprit », avancent les procureurs de la Couronne.
Les «dossiers rouges» de la SQ
Limoger un officier supérieur de la Sûreté du Québec (SQ) n’est pas chose facile. Bénéficiant de la sécurité d’emploi garantie jusqu’à 65 ans, une douzaine d’entre eux se sont négocié au fil des ans des clauses très particulières avant d’accepter de prendre leur retraite.
Ces ententes de cessation d’emploi, appelées « dossiers rouges », ont principalement bénéficié à des directeurs généraux adjoints et à des inspecteurs-chefs, les deux plus hauts rangs au sein du corps policier. Elles « n’étaient certainement pas une “pratique courante” à la SQ », mais étaient généralement conclues « dans le plus grand secret et à l’insu de tout autre intervenant », affirme la Couronne dans sa plaidoirie.
Un des 12 exemples cités pendant le procès est celui de l’ancien directeur général Normand Proulx. Après avoir conclu son mandat de cinq ans en 2008, il a conclu avec son successeur, Richard Deschesnes, une entente lui permettant de conserver pendant 17 mois son salaire de directeur général d’environ 190 000 $.
M. Proulx devait pendant cette période contribuer à mettre sur pied Francopol, réseau international de formation policière francophone, à titre de conseiller spécial.
Or, « Normand Proulx n’a jamais offert de prestation de travail à compter de la nomination de Richard Deschesnes le 21 mai 2008, ni à la SQ ni à Francopol », affirme la Couronne dans sa plaidoirie.
« M. Proulx était disponible, mais Francopol n’a pas fonctionné », a expliqué Richard Deschesnes lors de son témoignage dans le cadre du procès. M. Deschesnes a dit l’avoir souligné à l’époque au sous-ministre responsable des Emplois supérieurs du gouvernement. « Des discussions que j’ai eues avec [lui], j’ai compris que c’était correct comme ça. »
Jointe par La Presse, l’avocate de Normand Proulx, Me Rachel Risi, a refusé de faire des commentaires au nom de son client.
Après son limogeage qu’il a qualifié de « destitution non conforme », Richard Deschesnes a lui aussi tenté de négocier une indemnité de départ semblable avec son successeur, Mario Laprise. Un projet d’entente déposé en preuve suggère qu’il a tenté d’obtenir le maintien de son lien d’emploi pendant 19 mois après son départ, ainsi que son salaire de directeur général pendant 30 mois, affirme la Couronne.
M. Deschesnes affirme dans sa plaidoirie que l’entente était « dans l’intérêt de la SQ puisqu’il était difficilement “relocalisable” au sein de l’organisme ».
Une telle entente aurait, plaide-t-il, assuré « son départ de la SQ en toute dignité ».
Devant le refus de Mario Laprise de lui accorder ces avantages, M. Deschesnes a tenté de « mettre de la pression » en affirmant qu’il allait s’adresser à la première ministre Pauline Marois et à son ministre de la Sécurité publique, Stéphane Bergeron, pour réclamer leur intervention, indique la Couronne. M. Deschesnes comptait mentionner dans son projet de lettre qu’il contestait sa destitution, la jugeant illégale.
« Ironiquement, bien que Mario Laprise n’ait jamais donné suite à l’entente que recherchait Richard Deschesnes, il n’a pas envoyé la lettre à la première ministre ni au ministre du MSP », note la Couronne.
– Avec la collaboration de Daniel Renaud et de Louis-Samuel Perron